Les récits au cœur des enjeux numériques

Les plateformes numériques ont profondément redéfini la manière dont les récits circulent dans nos sociétés, façonnant les opinions, influençant nos comportements et pesant parfois lourdement sur les équilibres démocratiques. Elles se sont imposées comme des terrains d’affrontement idéologique où se jouent des batailles narratives cruciales, notamment sur les enjeux environnementaux. Les dérives récentes de la plateforme X illustrent la manière dont ces espaces peuvent devenir des instruments au service d’intérêts personnels ou politiques. S’ajoute à cela une dépendance accrue à des technologies non-européennes, rendant urgent le besoin de souveraineté numérique pour protéger le pluralisme et la démocratie. Dans ce contexte, il est important de trouver comment véhiculer numériquement de nouveaux récits écologiques et démocratiques positifs.

Difficile de tenir tête aux géants de la tech

Peu après son rachat par le milliardaire américain Elon Musk, beaucoup ont observé un changement dans l’algorithme de X (ex-Twitter) : une augmentation de la toxicité dans les fils d'actualité et davantage de contenus haineux ou violents. Elon Musk a lui-même expliqué ce phénomène en annonçant avoir supprimé la modération. S’ajoutent à cela la possibilité de payer pour plus de visibilité et la réactivation de certains comptes suspendus pour désinformation.
 
Dans l’Union européenne, cet abandon de modération, suivi d’un retrait du Code des bonnes pratiques contre la désinformation et de l’autorisation des bots sur la plateforme, a alerté la Commission. En effet, le DSA (Digital Services Act) européen impose aux plateformes de contrôler leur contenu pour éviter de répandre de fausses informations. En cas de non-respect, les entreprises s’exposent à une amende pouvant aller jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial annuel. Au-delà de la sanction financière, vue la gravité des infractions présumées, une fermeture de X en Europe n’est pas exclue, comme cela a été fait au Brésil le 31 août 2024 par le Tribunal suprême fédéral. La plateforme s’est depuis conformée aux exigences brésiliennes et est de retour depuis octobre 2024.
 
En Europe, alors qu’une enquête est ouverte sur X depuis décembre 2023, la Commission tarde à communiquer les résultats. En juillet 2024, elle a présenté des constatations provisoires sur d’éventuelles violations du DSA, mais rien de définitif. Depuis le 17 janvier 2025, trois nouvelles requêtes ont été adressées à X pour lui permettre de répondre aux accusations.

Cependant, la capacité des plateformes à s’adapter rapidement aux régulations et à manipuler l’opinion publique avant même que la justice ne puisse intervenir met en lumière les limites de cette loi. Il devient essentiel de renforcer la régulation, mais également de se protéger contre des lois étrangères comme le Cloud Act américain, qui permet au gouvernement des États-Unis d’accéder à des données stockées sur des serveurs contrôlés par des entreprises américaines. De plus, la montée en puissance de sociétés, comme Palantir, spécialisée dans l’analyse de données massives, laisse présager une utilisation accrue des plateformes numériques à des fins de surveillance et d’ingérence politique.
 
En effet, la pression étatique autour de la régulation des plateformes numériques soulève des questions. En septembre 2024, J.D. Vance, nouveau vice-président des États-Unis, a suggéré lors d’une interview que si l’Union européenne tentait de réguler X, les États-Unis pourraient remettre en question leur engagement au sein de l’OTAN. Une menace géopolitique liée à la régulation d’une entreprise : l’outil politique qu’est X n’est plus à prouver.

Récits anti-démocratiques et climato-sceptiques en pleine ascension

Elon Musk est soutenu en Europe par des partis d'extrême droite, dont certains sont déjà au pouvoir, comme Viktor Orbán en Hongrie ou Giorgia Meloni en Italie. Le milliardaire soutient aussi publiquement le parti nationaliste AfD en Allemagne, qui a réalisé une percée historique lors des élections fédérales anticipées de février 2025.
 
Or, le fait que la société se numérise rapidement offre un poids fort aux outils de communication. Les citoyens ont à la fois un sentiment communautaire renforcé, mais également l’impression d’avoir moins de pouvoir d’action. C’est sur cette idée là que les populistes exploitent la peur et les incertitudes et polarisent davantage la société, remettant notamment en cause les institutions démocratiques. Cette désinformation trouve une résonance particulière dans les programmes d'extrême droite.
 
Comme le note David Chavalarias, chercheur au CNRS et auteur de Toxic Data : Comment les réseaux manipulent nos opinions (éd. Champs, 2023), interviewé par Socialter : “Pendant la dernière campagne électorale aux États-Unis, Musk a mis en avant ses propres contenus et ceux de Donald Trump et de ses alliés. [...] Il y a donc bien un individu qui intervient directement, à l’échelle d’un réseau social, à des fins purement idéologiques.” Le contrôle des réseaux sociaux constitue un levier géopolitique majeur, observable lors de la campagne présidentielle américaine, où les publications d’Elon Musk et de ses alliés ont dominé l’espace médiatique, avec un volume de vues dépassant largement celui des publicités politiques traditionnelles.
 
En plus de menacer les piliers démocratiques, on peut aussi noter un renforcement des messages climato-sceptiques et un traitement favorisé des prises de paroles techno-solutionnistes. Selon l’association QuotaClimat, qui a lancé en novembre 2024 l’Observatoire des Médias sur l’écologie (OME), la couverture de l’écologie dans les médias d’extrême droite est trois fois moins importante que la moyenne globale des médias. Constat partagé concernant la désinformation climatique, puisque, selon la CAAD (Climate Action Against Disinformation), elle a triplé en 2022 sur des plateformes comme X. En Europe, des armées de bots pro-AfD sont utilisées pour influencer les débats publics, amplifiant les récits climato-sceptiques et populistes.
 
Dans un épisode de La Terre au Carré, sur France Inter, David Chavalarias revient sur le projet de Climate Tweetoscope (Climatoscope), qui révèle que, sur X, le discours sur le changement climatique s’est fortement polarisé, avec environ 30% de climato-dénialistes parmi les comptes qui abordent les questions climatiques. En plus de ce projet, une étude menée par le chercheur montre que l’utilisation des algorithmes à des fins géopolitiques, notamment sur X, est largement en cause dans la montée du climato-scepticisme.
 
Ce sont donc profondément les démocraties, mais également l’avenir climatique qui sont en danger. Les algorithmes de recommandation provoquent une désintégration sociale et permettent la prolifération des discours de haine, faute de modération. Des discours climato-sceptiques et techno-solutionnistes sont mis en avant par les algorithmes qui favorisent les publications d’Elon Musk ou celles de ses partisans, populistes ou d'extrême droite. Enfin, Elon Musk dispose aussi d’un pouvoir discrétionnaire pour sanctionner ou supprimer les contenus qui lui déplaisent.

Imaginer d’autres récits… et d’autres plateformes

Selon Albin Wagener, professeur à l’École des sciences de la société de Lille et auteur de Blablabla, en finir avec le bavardage climatique (éd. Le Robert, 2023), “ces médias exploitent les failles de la communication écologiste qui n’a pas encore trouvé ses points d’ancrage positifs et utilise des termes renvoyant à l’imaginaire de la privation, comme décroissance ou sobriété”.
 
Une des portes de sortie serait de changer les imaginaires liés à la transition écologique, afin de contrer les récits négatifs reniant le changement climatique. Cela passe aussi par le travail des médias qui est important pour véhiculer de nouveaux récits de société, et assurer un pluralisme de visions. Le journalisme dispose d’un pouvoir d’influence fort sur la société puisqu’il transmet des messages, des valeurs et des modèles culturels qui contribuent eux-mêmes à faire évoluer les imaginaires et les normes ou représentations. Alors qu’énormément de médias ont fait le choix de quitter X à la suite de l’investiture de Donald Trump, le 20 janvier dernier, il faut maintenant trouver d’autres plateformes pour que ces informations fiables puissent à nouveau se déployer.
 
Ainsi, pour que la révolution des récits advienne, il est nécessaire de s'emparer d’espaces où l’on peut les transmettre, sans craindre des algorithmes favorisés par le biais de leur créateur. En effet, la popularité de X empêche d’envisager, dans un monde aussi globalisé, une absence de plateformes capables de prendre le relais. Dans ce contexte, David Chavalarias et Magali Payen, présidente de On est Prêt et d’Imagine 2050, ont monté le projet français OpenPortability, promu par le CNRS et la campagne HelloQuitteX, qui favorise une portabilité entre X et d’autres plateformes, notamment Bluesky et Mastodon. En facilitant cette migration, le programme incarne la possibilité d’un espace européen numérique résilient et transparent. Les citoyens y ont un vrai rôle à jouer, en quittant X, pour rejoindre des alternatives plus ouvertes.
 
Ces nouveaux lieux de partage doivent être pluralistes et respecter les principes de la liberté d’expression. Mastodon, par exemple, permet aux utilisateurs de reprendre le contrôle de ce à quoi ils s’exposent sur la plateforme et ainsi de décentraliser le pouvoir. Cependant, notre envie d’ultra-personnalisation ne pourra pas empêcher la création de “bulles d’information” difficiles à éclater, ce qui devra être géré pour obtenir des espaces réellement démocratiques. Si tous les nouveaux récits ne peuvent pas non plus être transmis sur ces plateformes, alors c’est à nous d’en créer de nouvelles.
 
À l’heure où la censure numérique est de plus en plus forte - l’administration Trump ayant lancé une opération de suppression massive des références au changement climatique sur les sites fédéraux - il est indispensable que des plateformes numériques d’échange résistent à ces pressions politiques. L’idée que les récits climatiques et sociaux n’ont pas leur place sur le web doit nous paraître impensable.

Pour une démocratie sur les réseaux sociaux

Pour garantir un espace vraiment démocratique numériquement, une des solutions serait de permettre un choix collectif concernant les contenus mis en avant pour tous, tout en maintenant une partie plus personnalisée. Ainsi, les contenus extrémistes seraient d’emblée équilibrés par le résultat des choix de l’ensemble des internautes, et le fil d’actualité « Pour vous », source d’information majeure chez X, ne serait pas déterminé par le buzz, mais bien par le peuple lui-même. Choisir collaborativement ce à quoi tout le monde devrait être exposé serait le signe d’une plateforme démocratique, où le débat est permanent sans être vain. Une modération renforcée pourrait également être une voie à suivre, notamment pour identifier les comptes et les bots allant à l’encontre des coopérations à visée démocratique.
 
Imagine 2050 s’engage à créer les imaginaires du monde de demain, où les espaces numériques pourraient devenir des lieux démocratiques propices à la réflexion collective. Pour concevoir de nouveaux récits climatiques plus joyeux, nous accompagnons les entreprises dans leur transition vers des pratiques responsables (RSE). Découvrez le potentiel transformateur des nouveaux récits grâce à des outils innovants : la conférence Imagine 2050 dédiée aux nouveaux imaginaires, des formations inspirantes menées par des scientifiques et expert·es ou encore des fresques collaboratives. Pour en savoir plus, contactez-nous !