Quelle place pour la publicité dans la transition écologique et solidaire ?

Entretien avec Yasmina Auburtin, consultante nouveaux récits pour Imagine 2050

Entretien Yasmina Auburtin Portrait

Introduction

La publicité peut-elle avoir un impact positif dans la transition écologique et solidaire ?

A l’heure actuelle, la publicité reste le soldat d’un modèle de société consumériste. Elle véhicule l’imaginaire d’un monde illimité, incite à la surconsommation et fabrique des stéréotypes à grande échelle. La publicité pourrait pourtant être un moteur de la transition. Elle peut jouer plusieurs rôles à impact positif : promouvoir de nouveaux modes de vie, travailler sur les représentations sociales, créer de nouveaux rôles modèles ou encore rendre désirable la sobriété.

Quels sont les freins que rencontre le secteur de la publicité pour faire sa transition ?

Les blocages principaux sont de plusieurs ordres. D'abord, la méconnaissance de l’urgence et de la gravité de la situation écologique donne le sentiment aux marques d’en faire assez. Il s’agit donc d’un enjeu de sensibilisation voire de formation. Les publicitaires, les (futurs) communicants et les entreprises doivent être formés aux limites planétaires : leurs communications changeront en conséquence.
De plus, nous avons du mal à questionner la place de la publicité dans l’économie, car la viabilité de nombreux médias nécessaires à la vitalité de notre démocratie en dépend. Différentes organisations tentent de faire émerger cette question dans le débat public, notamment Alerte Greenwashing (1), Stop Pub (2) et Résistance à l’Agression Publicitaire (3).

Entretien avec Yasmina Auburtin, consultante nouveaux récits chez Imagine 2050

Qu’est-ce qu’un nouveau récit dans la publicité ?

Les publicités diffusent une vision du monde qui date des Trente glorieuses : consommer, c’est le bonheur ! Cette idéologie n’est pas soutenable et pourtant des milliards de gens y adhèrent. Face à ce discours matérialiste, un contre-récit émerge, celui de la résilience solidaire. Une des responsabilités des professionnels de la communication est de le porter par ce que l’on appelle les « nouveaux récits ». Ils permettent d’empuissanter le citoyen en lui donnant les moyens de se projeter dans un monde inclusif, juste et où la sobriété est désirable et non pas seulement une contrainte nécessaire.

Entretien Yasmina Auburtin Green Shift Festival

Comment les nouveaux récits peuvent être portés par les publicités concrètement ?

Les publicités peuvent accompagner des représentations résilientes plus cohérentes avec les limites planétaires et les diffuser à une large échelle. Nous devons adresser le sujet à la racine, c’est-à-dire questionner nos modes de vie, que ce soit le fond du décor ou la ligne principale du récit publicitaire. Et ceci en montrant les nouvelles formes de mobilité, de production, de consommation, en mettant en avant l’être plutôt que l’avoir. Cela peut passer par exemple par de la pédagogie clandestine. Par les images et les slogans, nous pouvons redéfinir les termes de “confort”, de “plaisir”, de “réussite sociale” et de “bonheur”. Et surtout donner corps aux valeurs du changement systémique. Nous devons pour ce faire chercher des modes de vie alternatifs existants, les sourcer et les proposer aux scénaristes et publicitaires.
Il faut également encourager un nouveau type de consommation. La remise en cause du modèle économique linéaire est possible par le marketing et la publicité ! C’est d’ailleurs de la responsabilité des marques d’adresser des messages auprès des communautés et de les accompagner dans les nouvelles manières de consommer, davantage dans une logique d’usage que de possession. Cela passe notamment par des informations sur les nouveaux usages : prêt, recyclage, récupération, réparation… La communication peut accompagner l’évolution du modèle de l’entreprise, même si elle conserve temporairement un modèle linéaire. Les agences influencent le business model des entreprises et l’avenir des marques, car leur travail permet de nourrir les entreprises avec les attentes des consommateurs.

L’écologie est-elle un impensé des agences et des marques ou est-elle réellement travaillée ?

Bien que la publicité ne soit pas à la hauteur des enjeux, les prises de conscience des professionnels sur les problématiques écologiques sont de plus en plus nombreuses. La question devient parallèlement décisive pour les images de marque. Nombre d’initiatives comme la Convention des Entreprises pour le Climat (4) émergent. Des marques commencent parallèlement à promouvoir une consommation raisonnée, comme en témoigne le mouvement Le Make Friday Green Again (5) depuis 2019. Les grands groupes sont en effet lucides à propos de ces impératifs et leur volonté est souvent à la hauteur de la conscience des enjeux, mais le problème reste la concrétisation des engagements.

Entretien Yasmina Auburtin Atelier

Quels sont les effets du greenwashing ?

D’après Mathieu Jahnich, consultant et chercheur en communication et transition écologique, les conséquences nuisibles du greenwashing sont diverses (6). D’abord, il empêche de se poser les questions structurelles importantes sur nos modes de vie. Je peux prendre l’avion l’esprit tranquille maintenant que la vaisselle des repas est en carton recyclé ! De plus, le greenwashing pénalise les entreprises qui cherchent à se transformer car elles ne se différencient pas des autres. Certaines entreprises ne veulent plus communiquer sur leurs avancées réelles, de peur d’être accusées de faire de l’écoblanchiment, ce qui décourage les bonnes volontés. Cependant, j’ajouterais que, bien qu’il soit nuisible, le greenwashing participe dans une certaine mesure à conscientiser les publics sur le sujet. Certaines campagnes sont opportunistes, mais elles ont le bénéfice d’alerter les cibles sur l’importance de traiter ces enjeux, même si elles n’en sont pas à la hauteur. Paradoxalement, à la télévision, les publicités sont plus green que les programmes, au moins dans les discours affichés : les questions écologiques sont davantage abordées dans la publicité que dans les fictions.

Pourquoi l’encadrement juridique et déontologique qui régit la publicité est-il insuffisant ?

La régulation est assurée par les règles de déontologie de l’ARPP (7) et par les Contrats climat des acteurs de la communication, publiés et vérifiés par l’ARCOM. La limitation est certes utile mais elle est insuffisante, car elle ne permet pas aux créatifs de faire rêver par la sobriété. En effet, les restrictions suscitent souvent le rejet et la méfiance de la part des publicitaires. Plutôt que de condamner la publicité, nous avons besoin d’inspirer de nouveaux imaginaires. Plutôt que de fuir un modèle, il faut montrer un horizon vers lequel aller. Nous avons la chance aujourd'hui d’avoir une raison urgente d’aller au bout de la question du sens de nos activités professionnelles : construire un monde soutenable. Saisissons-la !

En quoi la transition est-elle source de créativité ?

La transition ouvre des possibles ! On plonge dans les imaginaires sobres, dans les nouvelles abondances générées par ces modes de vie, ce qui fait éclater le plafond de verre de la créativité. L’imaginaire dominant actuel est en réalité limitant pour les publicitaires, qui appliquent souvent des formules répétitives, et ne se permettent pas d’imaginer des univers radicalement autres ou de renverser des valeurs. Les créatifs tournent en rond dans l’imaginaire dominant qui limite le cadre de pensée : si nous les emmenons faire un tour dans les utopies sobres concrètes, ce sont de nouvelles sources d'inspiration qui révèlent des impensés, qui ouvrent de nouvelles représentations, manières d'être au monde et interactions sociales encore inexplorées. De plus, la créativité naît de la contrainte, les créateurs le savent bien. Ce changement de paradigme est donc une belle opportunité créative, comme le montre cette publicité de la marque Chobani (8).

Entretien Yasmina Auburtin Publicité Chobani

As-tu des exemples de publicités qui accompagnent la transition ?

Il existe bien quelques pépites, même si elles sont assez rares. La campagne Leroy Merlin sur la réparation des appareils de jardinage avec le slogan “Ne lâchez pas un outil qui vous a lâché” (9) est intéressante dans son intention de changer l’imaginaire autour des vieux objets. Dans un autre registre, la publicité Axa France, “Axa invente l'assurance qui vous ressemble” (10), montre de la désobéissance civile : des jeunes éteignent les lumières de vitrines la nuit et un vieil homme qui les voit les en félicite. C’est certes interdit, mais n’est-ce pas davantage légitime que de laisser illégalement les lumières des enseignes après 22h ?

Entretien Yasmina Auburtin Publicité Leroy Merlin

Que signifie faire sa transition pour une agence ? Est-ce refuser certains clients ou en préférer d’autres écoresponsables ?

Certaines agences sont sélectives et décident de ne pas travailler avec des clients à cause de leurs impacts environnementaux, comme le font les agences Nikita et The Good Company. Plus largement, les agences renoncent en fait déjà à certains types d’annonceurs, souvent ceux de l’armement. Il faudrait donc déplacer le curseur de l’éthique pour refuser de faire la promotion des entreprises radicalement nuisibles sur des critères écologiques. A l’échelle individuelle, certains créatifs ne veulent pas travailler pour ce type de clients. Les agences mettent en place des stratégies pour faire face à la fuite de talents. Cet enjeu de marque employeur demeure encore un signal faible, mais encourageant. S’ajoute à cela la pression de la réputation d’entreprise, que l’on estime à un tiers liée aux enjeux environnementaux. Imagine 2050 accompagne justement les agences pour repenser leur rôle dans la société. Cette collaboration leur permet de s’interroger sur le rôle qu’elles pourraient jouer dans la transition, les amène à réfléchir sur l’essentiel et le superflu, et à se mettre au service des biens communs et du Vivant. A l’aide d'ateliers en design fiction, nous les accompagnons dans ce qui pourrait changer dans leurs métiers en les projetant dans des scénarios radicaux en 2040.

Entretien Yasmina Auburtin Formation

Tu as participé au groupe de travail “Décroissance et représentations” dans le cadre de l’Agora de la Décroissance Prospère (11). Peux-tu nous présenter vos propositions concernant la publicité ?

“Organiser la disparition progressive de la publicité commerciale” est une de nos propositions que vous pouvez consulter (12). Il faut réduire drastiquement la place de la publicité commerciale. Dans une société résiliente idéale, nous n’en aurions pas, mais pour y parvenir, nous avons besoin de la publicité pour aller vers ce modèle, car c’est un élément majeur de notre culture. Réorienter la publicité est une étape intermédiaire incontournable de la transition. Nous avons également besoin d'”Alimenter de nouveaux imaginaires en réorientant la publicité vers des activités écologiquement soutenables et socialement souhaitables". La mission principale de la publicité dans la transition serait donc de révéler le citoyen qui sommeille derrière chaque consommateur. Elle pourrait nous permettre de dépasser notre condition de consommateur à laquelle nous sommes renvoyés sans cesse, en nous rappelant que nous vivons au sein d’un ensemble politique et social et au sein du reste du Vivant.

Conclusion

Sobriété et publicité ne sont-elles pas antinomiques ? D'après le chercheur en neuromarketing Arnaud Pêtre, nous sommes confrontés à plus de 15 000 stimulis commerciaux reçus par jour (13). Comment sommes-nous censés penser une nouvelle conception du bonheur non consumériste ? C’est précisément parce que la publicité est puissante et prescriptive qu’elle est incontournable dans la transition et que nous avons besoin de prises de position ambitieuses des acteurs de l’écosystème. La communication responsable peut devenir la norme. Seuls les publicitaires peuvent faire de cette société durable un rêve pour tous et la rendre irrésistible ! Imagine 2050 accompagne les créatifs publicitaires dans ces réflexions, notamment au sein des groupes Havas et Publicis. Nous animerons à ce sujet une table ronde au salon ProDurable le 13 septembre 2023 : “La communication, maillon essentiel de la bascule de notre société ?”. Enfin, pour parfaire notre influence, nous construisons dans le MOOC Imagine 2050 en cours d’élaboration des séquences “Publicité” et “Récits d'entreprise”, à destination des agences et des directions marketing, pour actionner le changement de récit.

Entretien Yasmina Auburtin Conférence

Références

1 Alerte Greenwashing : https://fr.linkedin.com/company/alerte-greenwashing
2 Stop pub : https://www.stoppub.fr/
3 Résistance à l'Agression Publicitaire : https://antipub.org/
4 La Convention des Entreprises pour le Climat (CEC) https://cec-impact.org/
5 Le Make Friday Green Again : https://www.makefridaygreenagain.com/
6 La Grande Interview – Mathieu Jahnich, https://www.youtube.com/watch?v=nb8tqB3y-jY
7 ARPP : https://www.arpp.org/
8 Publicité Chobani : https://www.youtube.com/watch?v=MS-sJQkr0H4
9 Publicité Leroy Merlin : https://lareclame.fr/betcfullsix/realisations/campagne-digitale-reparer-lirreparable-defi-releve-par-leroy-merlin
10 Publicité Axa France : https://www.youtube.com/watch?v=zLaBY_0rppM&t=52s
11 L'Agora de la Décroissance Prospère : https://www.sciencespo.fr/fr/evenements/agora-de-la-decroissance-prospere
12 Le livret de l'Agora de la Décroissance Prospère : https://www.alterkapitae.com/_files/ugd/c27abe_8f4363b7528f42c0b9cb5657cb485ba4.pdf
13 Etude "Publicité, «part de cerveau disponible»… et libre-arbitre" par Arnaud Pêtre en 2007 : https://etopia.be/blog/2007/02/01/publicite-part-de-cerveau-disponible-et-libre-arbitre/